
L'Ere des impostures
L’air du temps célèbre l’individu libre de ses choix et de son identité. Il est possible de changer de genre ou de religion, et même d’alterner les rôles selon les moments de la journée : lorsqu’il est question de classe ou d’apparence, sans doute. Mais peut-on se réclamer d’une autre race ? Rien n’interdit formellement de se dire Noir alors qu’on est Blanc (ou l’inverse), de jouer à l’autochtone ou même de s’inventer un passé de victime, rescapée de la Shoah ou d’un attentat meurtrier. Formellement, rien.
Pourtant, en bousculant les frontières, notre époque si libre en reconstitue d’autres. Mieux, les races et les ethnies qui se dressent contre toute forme d’essentialisme disent que seuls ceux qui attestent de leur ascendance peuvent être des leurs. De l’identité, elles ne connaissent que l’origine. En ce sens, notre ère est bien celle des impostures.
Celle de Coleman Silk, le héros de La tache de Philip Roth, qui se disait Blanc et Juif. Celle d’Hannah Arendt qui, parce que Juive, pensait pouvoir mieux comprendre la condition des Noirs. Celle des nombreux imposteurs qui, par amour ou par intérêt, ont joué à l’Indien. Celle des fausses victimes de la Shoah qui ont convaincu les lecteurs et les témoins les mieux informés de leur « belle » histoire. Les premiers cas éclairent l’aporie de l’air du temps, qui conjugue l’amour de la liberté et la fermeture sur soi. Les derniers rappellent que le culte de la liberté doit céder devant l’exigence de vérité.
Professeure de théorie politique à Sciences Po, Astrid von Busekist a publié chez Albin Michel, Portes et murs. Des frontières en démocratie (2016), Penser la justice (entretiens avec Michael Walzer, 2020) et La Religion au tribunal (2023). Elle dirige la collection « Humanités politiques » depuis 2023.